A quoi ça sert de se prendre en photo tout le temps comme ça ?
En 2001, j’ai acheté un appareil photo numérique pour les besoins d'un projet artistique. Très vite, de manière presque compulsive, j'ai commencé à systématiquement prendre en photo tout ce qui m'entoure : mes objets, mes amis, les lieux dans lesquels je vais, comme pour rendre compte de tous mes faits et gestes. J'ai établi douze règles que je m'impose quotidiennement comme par exemple prendre une photo de tous les objets avec lesquels j'interagis, ou toutes les personnes que je rencontre etc. Cela représente une moyenne de 100 photos par jour. Par ailleurs, je suis Web designer et l'idée m'est venue de me constituer une mémoire artificielle on-line : numériser ma vie sous toutes ses formes (objets, photos, vidéos, papiers, correspondances, messages de répondeurs, mails, sms etc.) et puis tout commenter et indexer dans une base de données avec un puissant moteur de recherche afin de pouvoir répondre instantanément à des questions du genre : qu'ai je fait précisément le 15 mai 2002 à 15h00 ? à 18h00 ? à 22h00 ? ou combien de souvenirs ai-je en rapport avec le thème « Café », « Nature » ou « Bleu » ? ADaM est une version simplifiée et participative de ce projet. J'ai conçu ce site à l'occasion de la Copyleft Démo organisée par Antoine Moreau en janvier 2002 (http://artlibre.org/). Chacun peut s'appliquer pendant 24h les règles que j'ai fixé et les mettre en ligne sur le site. A ce jour, j'ai reçu plus d'une centaine de participations pour 64 participants et 11 300 photos.
Pourquoi vous prenez-vous en photo chaque matin ?
Je me prend en photo tout au long de la journée : au réveil, dans l'ascenseur, dans la rue, dans le métro, au boulot, en soirée, quand je fais l’amour etc. Je veux avoir des images de moi dans le plus de situations possible pour enrichir ma base de données. Ce qui motive la prise d’une photo, ce n’est pas tant le moment (une photo toutes les n minutes, ou chaque matin par exemple) que la situation : chaque photo doit rendre compte d’un moment clef de la journée ou de ma vie. Mon objectif est de mémoriser tous les moments clef qui articulent mon quotidien, même (et surtout) les plus banals.
Avez vous le sentiment d'être plus célèbre qu'avant grâce à toutes ces photos de vous en ligne ?
Pas vraiment. L’audience d’un site Internet comme ADaM est ridicule comparé à de gros systèmes médiatiques. Dans des soirées, il est arrivé qu'on m’interpelle en me disant « Je t'ai vu sur Internet ! » et en fait on me prenait pour Thierry Théolier. Ça me soulage car j’aime bien l’anonymat. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, je ne suis pas du tout exhibitionniste mais extrêmement discret et pudique. Au début ça a été très dur pour moi de mettre des photos de ma vie en ligne. Je ne l’ai fait que parce que je voulais faire des expériences artistiques et que l’on est jamais aussi bien servi que par soi même. Heureusement et paradoxalement, les gens retiennent mon nom bien plus que mon visage.
Se photographier en permanence est-il un moyen de raconter sa vie sans ne jamais rien dire ?
Les photos que je prends sont encyclopédiques. Elles contiennent une information que je souhaite la plus descriptive et neutre possible. Elles relatent des fais précis. De la même façon, les commentaires que j’associe aux images sont informatifs. Je ne fait jamais (ou rarement) part de mes états d’âmes ou de mon humeur. Cela laisse une grande part d’interprétation au visiteur. Celui-ci va se reconstituer un univers personnel cohérent à partir de quelques indices factuels. Le résultat de cette interprétation va forcément être très éloigné de ma réalité et c’est donc effectivement une façon de ne pas trop en dire.
Toutes ces archives photos sur la vie de plein de gens, ça permet de suivre tout le monde à la trace. Quelle différence avec un fichier de la police ?
La différence fondamentale est que dans ADaM les participations sont volontaires. Ensuite, l’idée est la même : récolter l'information la plus précise à propos d’un individu. J’ajouterai qu’ADaM est potentiellement beaucoup plus précis qu’un fichier de la police sur certains détails du quotidien.
Etes vous un auteur frustré qui préfère laisser parler les images ?
Faire une journée ADaM représente un vrai travail d’écriture. Mon parti pris, simplement, est minimal et dogmatique : être informatif et descriptif. Ce n’est pas un journal intime, mais une base de données, ce qui implique une écriture différente.
Si vous pouviez diffuser en permanence votre image sur Internet, seriez vous plus heureux ?
Surtout pas. Dans mon travail, il y a toujours cette idée que je contrôle mon image. Si celle-ci était diffusé en permanence (à l’aide d’une webcam par exemple) ce serait de la simple exhibition et je me sentirai surveillé, ce que je ne supporterais pas. Ce qui m’excite, et qui est la base de mon travail artistique, c’est de construire des systèmes d’archivages de la mémoire dans l’idée d’expérimenter des modes narratifs originaux. Ce qui me plait dans ADaM en tant que visiteur ce n’est pas tellement d’assouvir mon coté voyeur mais bien la navigation sémantique qui permet de passer d’un espace - temps à un autre, d’une intimité à une autre. J’aime bien citer l’exemple des ailes du désir de Wim Wenders : l’ange en passant à proximité des gens entend la pensée courante de chaque personne. C’est un peu ce qui se produit dans ADaM suite à une recherche par mot-clé.
Pensez vous avoir démocratisé le culte de la personnalité ?
Ce serait m’accorder beaucoup d’importance. Les gens ne m’ont pas attendu pour avoir envie de diffuser tout ou partie de leur vie sur Internet. La question est plutôt de savoir avec quels outils et sous quelle forme. Tout le monde ne sait pas fabriquer un site Internet pour partager ses images ou ses vidéo. D’ou le succès des blogs. Avec ces outils de publications vous pouvez en 3 clics, sans presque aucune connaissance technique, publier du contenu sous une forme assez basique. Le défaut majeur, mais qui est aussi la principale qualité, du blog est sa linéarité. Il est parfaitement adapté à un contenu de type « journal intime » ou « chronique » mais devient très vite limité quand vous voulez définir une structure plus complexe. Ce que j’aimerais arriver à démocratiser c’est un outil qui permette à chacun de mettre sa mémoire en ligne sous forme d’une base de données de souvenirs reliés les uns aux autres par des thèmes ou des mots clés. Un « ADaM » personnalisable et étendu à tous les types de souvenirs (plus uniquement la photo) : objets, correspondance, vidéos, sons, sms, mail, journal intime etc.
Interview Technikart
by Technikart, 2004