Depuis huit ans, Timothée Rolin fait des photos. Beaucoup de photos. Plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines par jour. Depuis 2001, cet artiste photographie, selon un dispositif précis : son expression au lever, la vue de l'endroit où il a dormi, tout ce qu'il mange, tout ce qu'il écrit, tout ce qu'il tape sur un clavier, tous les lieux qu'il visite, tous les êtres humains et les objets avec qui il entre en interaction, tout événement - habituel comme inhabituel. Autant de clichés qui constituent une écriture, un témoignage de son existence. Une «base de données personnelle», qu'il alimente chaque jour et qui sert de matière première à son travail artistique.
Au départ, raconte Timothée, le projet était différent. «J'ai eu l'idée de travailler sur un portrait d'une personne imaginaire à partir d'une base de données en ligne. Influencé par les jeux vidéos, je voulais proposer une fiction lisible sur un mode non linéaire. Ma première idée était de faire le portrait d'une amie à partir de l'ensemble de ses objets personnels. Je l'ai commencé, mais jamais abouti. En revanche, pour réaliser ce projet, j'ai acheté un appareil numérique, qui m'a rapidement servi à archiver mon propre quotidien dans un souci de mémoire».
La mémoire et les données sont au centre des questions que se pose Timothée Rolin. «Je voulais faire une sorte de Google personnel, un moteur de recherche sur ma vie, pour pouvoir tout me rappeler, avoir une vision statistique de mon existence», explique-t-il. Une vision de sa vie, mais aussi de celle des autres. Timothée a proposé rapidement à des tiers de reprendre son dispositif et de se prendre en photo, le temps d'une journée. C'est le projet Adam, qui démarre début 2002. «Rapidement, la démarche a conquis un petit microcosme parisien sur le web, dans les milieux artistiques, qui s'est élargi peu à peu», raconte Timothée. Huit ans plus tard, ce ne sont pas moins de 100 personnes qui ont joué, l'espace d'une journée, le jeu d'Adam Project, générant des milliers de clichés de leur quotidien.
Ces images aussi, Timothée les a indexées, classées en plus de 1.500 mots-clés qui permettent d'aller chercher au travers de ces vies, de ces quotidiens exposés presque cliniquement sur le site dédié au projet. Des mots-clés qui permettent des navigations thématiques et transversales. Le rouge, par exemple. Ou les rencontres.
Pour établir son classement, Timothée Rolin a appris à coder en PHP. Et comme il voulait rester maître de son œuvre, il a bâti un CMS, un système de management de contenu, comme WordPress ou MovableType. Il en a même bâti deux : Uing, qui existe depuis quelques années, et le tout nouveau Meta. Ces plateformes lui permettent aussi de créer des sites pour ses clients lorsqu'il enfile sa casquette de graphiste et webdesigner. Pourquoi concevoir soi-même les outils ? Car « maîtriser la technique me permet d'être autonome dans ce que je veux faire. Le numérique permet aussi d'être son propre éditeur, son propre producteur, son propre diffuseur». Bref, de contrôler la chaîne.
Adamproject expose les vies des autres, Timotheerolin.net la vie de son auteur. Mais Timothée a également mis en place un autre dispositif, destiné à présenter d'une autre manière cette production quotidienne de clichés. C'est le projet Six mois, visuellement le plus intéressant : comme son nom l'indique, il s'agit de l'ensemble des photos prises durant 24 semaines, qui défilent au rythme de 24 par secondes. Trop pour que l'œil humain puisse les suivre toutes, mais suffisamment pour qu'il s'arrête sur certaines, le temps qu'elles s'impriment dans la rétine.
L'idée centrale de l'œuvre que bâtit Timothée Rolin, c'est celle de la base de données, de l'information numérique comme un fleuve qui nous englobe et nous dépasse. «Mon travail cherche à rendre tangible une réalité encore à peine palpable : celle de la mise en transparence de nos vies. Depuis longtemps déjà, la plupart de nos faits et gestes sont enregistrés dans des base de données, je ne fais que matérialiser cette réalité de façon ludique et artistique», précise-t-il.
Cette expérimentation, Timothée la poursuit au quotidien depuis bien avant que les réseaux sociaux ne posent à chacun de nous la question des données personnelles, de ce qu'on donne à voir de soi sur le web. Lui a choisi, depuis 2001, la démarche de tout donner, ou presque. Comme Sophie Calle, Chloé Delaume ou d'autres artistes, il a fait de son quotidien, de ses relations, le matériau de son art.
Et la démarche elle-même impacte son quotidien. «Je cherche à me rendre transparent, mais en passant mon temps à enregistrer les traces de mon existence, évidement, celle-ci s'en trouve modifiée. C'est d'ailleurs ce qui distingue mon travail d'une pure expérience scientifique»
Près de neuf ans après les débuts de son travail artistique, Timothée Rolin va parvenir à son but, à ce qui était à la base de son projet : faire un portrait en base de données et s'en servir pour raconter une histoire. Pas la sienne, mais celle d'un autre. Un autre fictif, puisqu'il s'agit de Rodion Romanovitch Raskolnikov, le héros de Crime et Châtiment.
«Rodia Raskolnikov, c'est moi», s'amuse Timothée. «Le but était de créer un portait à travers un dispositif de données qui serait appliqué à la fiction. J'ai choisi Crime et Châtiment de Dostoïevski, que j'ai décomposé en scènes, comme on pourrait le faire pour un film». Le roman se déroule sur 10 jours, Timothée Rolin a donc re-joué ces dix journées en appliquant le même protocole photographique systématique que celui qu'il suit depuis des années. Mais cette fois, il est Raskolnikov, l'étudiant ouvert et tolérant qui va planifier un meurtre de sang-froid.
En attendant, Timothée Rolin exposera son travail à partir du 24 avril au Grand Palais, à Paris, dans le cadre de La Force de l'Art. En mars, il est parti une semaine à la Villa Médicis à Rome, pour réaliser le site web de la fondation. L'occasion pour lui d'organiser sa «résidence clandestine». Pour le Grand Palais, il projettera donc une mosaïque de neuf écrans montrant les clichés qu'il a réalisés des gens qu'il a croisé, des écrans qu'il a utilisé, de ce qu'il a mangé, de ce qu'il a bu et de ses autoportraits. Une fresque qui défile à 24 photos secondes...