J’ai lu très récemment dans le journal Libération un article à propos du projet MyLifeBits. Celui-ci consiste en la numérisation exhaustive de tous les objets personnels d’un individu : photos, vidéos, disques, factures, conversations téléphoniques, etc. Ceci afin de constituer une sorte de cerveau de secours capable, à l’aide d’un moteur de recherche, de retrouver instantanément n’importe quel détail de la vie de l’individu en question. En l’occurrence, il s’agit de l’américain Gordon Bell, père du mini-ordinateur chez Digital Equipment. Ce projet est financé par Microsoft et est dirigé par cinq chercheurs du Media Presence Research Group à San Fransisco. Il compte aujourd’hui plus de 20 000 documents écrits, 40 000 e-mails, 8 000 photos, 7 giga-octets de musique et 3 giga-octets de vidéos. Afin de rendre le moteur de recherche efficace et pertinent chacun des enregistrements de la base de données est associé à des mots clés décrivant l’objet en question. Ce projet cherche à appliquer une utopie énoncée en 1945 par Vannevar Bush et nommée Memex : "appareil dans lequel une personne stocke tous ses livres, ses archives et sa correspondance, et qui est mécanisé de façon à permettre leur consultation à une vitesse énorme. Il s'agit d'un supplément agrandi et intime de sa propre mémoire".
L’informatique autorise désormais un tel rêve. D’abord, parce que les moyens de numériser, d’archiver et de retrouver l’information sont devenus performants et ensuite, parce que, de plus en plus, les objets que nous manipulons au quotidien se virtualisent : nous envoyons et recevons des mails, nous prenons des photos numériques, nous écoutons de la musique numérique, nos factures deviennent numériques, notre argent également et tout va dans ce sens. D’un autre coté, notre mémoire naturelle est souvent défaillante. Notre cerveau qui est très à l’aise lorsqu’il manipule des symboles devient par contre subitement extrêmement peu efficace lorsqu’il s’agit de traiter des données mathématiques ou statistiques en grand nombre. Difficile de se souvenir avec exactitude de ce que nous faisions le 5 mai 1996 à 17h15, par exemple. Il faudrait chercher très longtemps. Essayer de recouper avec des événements majeurs, faire preuve de déduction pour sûrement n’arriver à aucun résultat. Un ordinateur pourra prendre moins d’un millième de seconde pour afficher toutes les informations relatives à cette date, extraites d’une base de données bien construite : lieu, personnes, objets, photos. L’ordinateur nous présentera instantanément tous les éléments nous permettant de nous représenter précisément le moment souhaité. On comprend alors que le projet du MylifeBits n’est pas qu’une vaine tentative mais bien quelque chose qui risque de se généraliser d’ici quelques décennies tellement l’idée du surhomme est séduisante. Nous aurons alors tous notre greffe mémoire artificielle connectée au réseau et accessible aussi bien depuis notre téléphone portable que depuis notre téléviseur ou depuis je ne sais quelle autre machine miniaturisée, greffée à même le corps. Notre vie, notre mémoire, se présentera à nous de façon limpide, plane et objective. Plus de doute, plus de confusion, plus d’à peu près. Nous aurons tous notre Google personnalisé.
ADaM est né d’une démarche analogue. L’utilisation quotidienne et de plus en plus frénétique d’un appareil photo numérique m’a conduit à chercher un système d’archivage efficace pour m’y retrouver parmi les dizaines de milliers de photos que je prenais. Alors que ma réflexion à propos de la façon d’indexer mes images s’affinait, elle influença dans le même temps et progressivement ma manière même de prendre des photos. Je commençais à m’imposer naturellement des contraintes sur mes sujets. Prendre systématiquement les personnes que je rencontrais, les objets que j’utilisais, les lieux dans lesquels j’allais, etc. Tous mes faits et gestes devaient être retranscrits à travers quelques dizaines, voir quelques centaines de photos par jour et facilement indexables dans ma base de données. Chaque photo serait bien sur horodatée et commentée puis décrite à l’aide de mots clés. La base de données serait accessible en ligne afin que je puisse la consulter depuis n’importe où, et un moteur de recherche me permettrait d’afficher les résultats selon le critère de mon choix : la date, l’heure, la couleur dominante, le lieu, les personnes, un objet, la météo etc.
Le 8 décembre 2001, Antoine Moreau me proposa de participer à la "Copyleft démo" du 18 janvier 2002. La license Art-libre est la transposition à l’art du principe des logiciels open source (Open software license) : un logiciel sous cette licence est fourni avec le code source qui le constitue. N’importe qui est en droit de le modifier et de distribuer sa nouvelle mouture tout en en indiquant la provenance. Les participants à la "Copyleft" devaient donc illustrer ce principe appliqué à une œuvre d’art. Alors en pleine réflexion à propos de ma greffe mémoire, je décidais de lister les contraintes que je m’appliquais quotidiennement et de présenter le résultat d’un tel dispositif sur une journée. Chacun serait libre ensuite de s’appliquer ce dispositif durant une ou plusieurs journées tout en modifiant les contraintes. Afin de recueillir les participations, je conçus une base de données et l’interface permettant de la parcourir depuis Internet. Cette base de données deviendrait alors la mémoire non plus d’une seule personne mais d’une communauté et les recherches effectuées à l’aide du moteur se feraient sur l’ensemble des journées des participants.
À la façon d’un journal intime, les journées peuvent bien sûr être parcourues de façon linéaire et chronologique. Mais la présence d’un moteur de recherche et d’une base de données autorise tous les rapprochements sémantiques possibles. La perception de l’histoire d’une communauté constituée par l’ensemble des participants se fait alors de façon complètement combinatoire. Le chemin emprunté pour parcourir cette mémoire collective devient celui de chaque visiteur. L’histoire qui nous est racontée peut être celle d’une personne, mais aussi d’un objet ou d’une couleur selon le mot que nous aurons saisi dans le champ de recherche. Il n’y a plus d’autre point de vue que celui du visiteur qui va parcourir un système cohérent, organique et autonome.